Etats-Unis: une ruée illusoire sur les gaz de schiste

Publié le par nongazdeschisteinfos

26 octobre 2012 | Par Thomas Cantaloube  De notre envoyé spécial dans le Colorado

Le long de l’autoroute 70 qui traverse les montagnes Rocheuses d’est en ouest, les noms de villes les plus improbables se succèdent les uns aux autres : Eagle (Aigle), Gypsum (Gypse), Cabondale (La Vallée du carbone), No Name (Sans nom), Silt (Limon), Rifle (Fusil), Parachute, et notre destination finale, Battlement Mesa (La Colline du rempart). Le pays a beau être jeune, plus personne ne sait vraiment pourquoi ni comment les pionniers ont choisi ces patronymes. Par contre, tout le monde sait pourquoi cette portion d’autoroute qui unit le Colorado et l’Utah a hérité du surnom d’Energy Alley : les ressources naturelles contenues dans le sous-sol sont censées faire de cette région un nouveau Dubaï. Uranium, radium, charbon, gaz naturel, huile de schiste…  En mars 2010, le journal local, le Daily Sentinel, lançait une série d’articles sur « l’allée de l’énergie » intitulée :« La route de la fortune ». Principal argument justifiant cet engouement : le gaz de schiste, censé représenter le nouveau Graal américain d’une énergie pas chère et abondante avec, comme horizon géopolitique l’indépendance énergétique du pays. Aujourd’hui, les contreforts de montagnes et les plateaux d’altitude forment une gigantesque toile d’araignée de tuyaux et de puits de forages. Des camions sillonnent sans interruption l’autoroute et les petites artères de campagne, mais les signes extérieurs de richesse sont difficilement perceptibles. Le taux de chômage dans le comté de Garfield, au cœur d’Energy Alley, est de 7,6 % (la moyenne nationale se situe à 7,8 %), et les commerçants ont plutôt tendance à se plaindre de la baisse de leur chiffre d’affaires. À Parachute, bourgade d’un millier d’âmes le long de la Highway 70, deux gigantesques motels demeurent en partie vides alors qu’ils affichaient complets il y a encore deux ans. Le gaz de schiste est-il vraiment ce miracle énergétique tant vanté ? On dirait bien que non. Et pourtant, les forages continuent.

PUITS ET STOCKAGE MEDIAPART 1Puits et stockage de gaz de schiste autour de Battlement Mesa© Thomas Cantaloube

Bob Harrington a 70 ans bien sonnés et est affecté d'une légère surdité. Il s’est installé à Battlement Mesa pour sa retraite, dans une jolie maison au bout d’un cul-de-sac dominant la vallée. Il pensait y couler des jours heureux avec sa femme jusqu’à ce qu’il découvre non pas un, mais plusieurs projets de forages dans sa résidence, dont un puits prévu au milieu du terrain de golf, et un autre sur le terrain de baseball de l’école… Lui qui n’avait jamais milité de sa vie a rejoint une association locale pour tenter de faire échouer les ambitions des compagnies gazières. Quand on lui demande de quoi il a peur, il nous regarde d’un air amusé, avant de répondre : « On voit bien que vous n’avez jamais été dans une zone de forage ! » Il grimpe alors dans la voiture pour nous emmener en balade. Premier arrêt : un puits comme des centaines d’autres, un peu au-dessus de sa résidence. Celui-ci a l’avantage de ne pas être grillagé ou situé sur un terrain privé, on peut donc l’examiner sans risque de se faire arrêter. Un bourdonnement diffus, une odeur déplaisante dans l’air et, au bout de quelques minutes, un début de mal de tête. « N’allumez pas votre cigarette par ici », s’amuse Bob. « C’est la première chose que les ouvriers qui s’occupent de ces puits apprennent. »

Deuxième arrêt : une maison neuve, en bordure d’une petite route de campagne, donnant sur quelques puits en contrebas. Un panneau WPX Energy est fixé sur la clôture. Frank Smith, le jeune directeur du Western Colorado Congress, l’association locale à laquelle appartient Bob, nous accompagne. Il connaît bien l’histoire de cette maison :

« Elle appartenait à l’un de nos membres et, après que les premiers puits ont été forés, il est tombé malade : insomnies, problèmes digestifs, crampes… Il s’est plaint à WPX Energy qui exploite ces forages et les a menacés de porter plainte. Des responsables sont venus le voir et lui ont acheté la maison et tout le terrain autour. Surtout, ils lui ont fait signer un accord de confidentialité. Impossible de savoir ce qui s’est vraiment passé, aussi bien sur sa maladie que sur le rachat de sa propriété, alors qu’il existe un véritable intérêt public à connaître la vérité ! » 

Depuis la fin des années 2000, quand les forages pour extraire le gaz de schiste se sont multipliés aux quatre coins des États-Unis, de nombreux habitants ont commencé à se plaindre. Aussi bien des nuisances associées à ce développement (allant des camions défonçant les routes de campagne jusqu’à des fuites de gaz dans les robinets des maisons) que de maux plus graves (bétail mourant, maladies débilitantes). Un film documentaire a même été tourné, qui a rencontré un petit succès et une nomination aux Oscars, recensant toutes les conséquences humaines et environnementales de l’exploitation du gaz de schiste : Gasland. Malgré le nombre de témoignages concordants, l’industrie a toujours affirmé qu’il n’y avait aucun danger. Quant aux autorités de santé américaines, elles n’ont toujours pas rendu d’avis scientifique sur la question. « Les responsables de l’industrie gazière voient ces problèmes en termes de relations publiques et pas du tout en termes de santé publique », dénonce Frank Smith. « Leur réponse consiste à débourser de l’argent dans les médias et auprès des gens pour dire qu’il n’y a aucun problème. »

Prêts à tout pour exploiter de nouvelles sources d’énergie : Nous repartons en voiture. Il n’y a en moyenne qu’une maison tous les trois cents mètres dans les collines autour de Battlement Mesa, mais des dizaines et des dizaines de pick-up blancs, et parfois de gros camions-remorques, qui parcourent les petites routes. Un trafic démesuré par rapport à la population. « Nous vivons dans une région peu habitée », avance Bob en pointant du doigt les plateaux déserts et les montagnes Rocheuses alentour. « Mais les entreprises forent près des villes parce qu’elles bénéficient des infrastructures existantes : routes, voies de chemins de fer, rivières. Si elles opéraient loin des habitations, elles devraient construire et payer les infrastructures de leur poche. »

Troisième arrêt : un puits en cours de forage. Selon Bob Harrington (photo ci-contre), nos allées et venues dans le coin ont été relatées par radio aux responsables de WPX Energy, société qui opère la plupart des forages. Ils seraient ravis d’appeler le shérif si nous pénétrions sur leurs terrains.

Nous observons donc depuis la route le chantier en contrebas, où une espèce de derrick de 25 mètres de haut perce la croûte terrestre pour accéder aux roches qu’il faudra ensuite fracturer, avec un mélange d’eau et de produits chimiques sous pression, afin de libérer le gaz. C’est la procédure de « fracturation hydraulique », « fracking » en anglais, qui a permis, en plus des forages horizontaux, de révolutionner l’exploitation des gaz de schiste.

C’est aussi une méthode des plus controversées car les industriels ont longtemps gardé secret le mélange chimique injecté, mais des scientifiques ont pu établir qu’il comportait plusieurs centaines de produits dont certains éminemment toxiques et d’autres cancérigènes. Dans le Colorado, une loi vient de passer pour obliger les industriels à publier la liste des produits chimiques utilisés. Mais elle comporte une réserve pour protéger certains secrets industriels, ce qui laisse penser que la transparence demeurera incomplète. Quand la plateforme de forage est en activité, le bruit et les vibrations sont difficiles à supporter pour les riverains. Ensuite, lors du « fracking », ce sont des milliers de mètres cubes d’eau qui sont acheminés par camion qui perturbent la vie locale. Le Bureau géologique des États-Unis a également établi une corrélation entre l’augmentation du nombre de micro-séismes sur le territoire national ces dernières années et l’intensification des forages à fracturation hydraulique sur la même période. D’un air nonchalant, Bob montre le haut de la montagne derrière nous : « En 1969, le gouvernement américain a fait exploser une bombe nucléaire souterraine pour fracturer les roches contenant le gaz. Ça a marché : ils ont récupéré du gaz. Mais ils se sont rendu compte que le coût était bien plus important que les revenus, et surtout que… le gaz était radioactif ! » Le Projet Plowshare, qui visait à trouver des applications pacifiques aux explosions nucléaires, a été relégué au rayon des mauvaises idées, mais il montre bien jusqu’où certains sont disposés à aller pour exploiter de nouvelles sources d’énergie.  Aujourd’hui la cavité de l’explosion nucléaire a été scellée mais, récemment, une compagnie gazière a obtenu des permis de forages à proximité du site. « Je ne pense pas que cela soit une bonne idée… », commente Bob, sarcastique.

D’autant que la ruée sur les gaz de schiste que les États-Unis connaissent depuis 2008 est loin d’obtenir les résultats promis. « Le gaz de schiste produit un retour sur investissement très rapide, mais les forages s’épuisent très vite », explique Michael Klare, professeur au Hamsphire College et auteur de l’ouvrage The Race for What's Left: The Global Scramble for the World's Last Resources. « La plupart des puits creusés il y a quelques années sont déjà à sec, et il faut les fracturer à nouveau pour qu’ils continuent de produire à la manière d’un puits de pétrole. On peut sérieusement douter du potentiel d’avenir du gaz de schiste. » Il semble également, selon une enquête du New York Times, que les compagnies aient surestimé les réserves de gaz et la productivité de leurs opérations.

Carte battlement mesa mediapart 3Le paysage autour de Battlement Mesa. Tous les carrés de terres sont des puits de gaz de schiste.

Notre quatrième et ultime arrêt nous conduit en bordure d’une usine de stockage et de transformation du gaz de schiste appartenant à la société Encana, à un kilomètre de la sortie d’autoroute. Les bâtiments ont appartenu à Unocal, qui s’était lancé sans succès dans l’exploitation des huiles de schiste dans les années 1980, car trop coûteuses à extraire. On retrouve la même odeur désagréable dans l’air, et l’on remarque les parkings remplis de pick-up blancs et d’engins de chantier qui n’ont pas servi récemment. La dizaine de sociétés d’extraction qui opèrent dans la région ont beau continuer à forer, leur développement semble avoir du plomb dans l’aile. Le prix du gaz naturel a chuté de 85 % par rapport à 2008 (en dessous de 2 dollars par million de BTU) et à un niveau plancher jamais atteint depuis 2001. Le mythe de l'indépendance énergétique américaine : La ruée sur les gaz de schiste n’a pas seulement été portée par les industriels, mais également par les politiciens américains au nom de « l’indépendance énergétique » du pays. Les revues spécialisées en énergie et les publications financières ont été remplies ces dernières années de cris de victoire du type : « Les États-Unis vont enfin réussir à se débarrasser de leur dépendance à l’égard des pétro-dictatures ! »

Le but n’est pas ridicule en soi, et il peut, potentiellement, bouleverser les relations géopolitiques (même si remplacer les croiseurs américains par des croiseurs chinois dans le détroit d’Ormuz n’est pas nécessairement la garantie d’un avenir plus radieux). Malheureusement, il ne semble pas aussi réaliste que cela. Même si les importations pétrolières américaines ont baissé ces dernières années (de 60 % de la consommation en 2005 à 42 % aujourd’hui), les prévisions du département de l’énergie sont bien moins roses que celles des analystes. Elles sont extrêmement conservatrices, montrant bien une baisse des importations de pétrole et de gaz, mais dans des proportions relativement faibles (on peut les consulter en détail ici).

colorado mediapart 4Une plateforme de forage autour de Battlement Mesa.© Thomas Cantaloube

« Le gaz de schiste ne peut pas remplacer le pétrole et, même si la production des huiles de schiste augmente, elles ne pourront pas non plus remplacer le pétrole », affirme Michael Klare. « Quand les hommes politiques, qu’ils soient démocrates ou républicains, parlent d’indépendance énergétique, il faut entendre indépendance nord-américaine ou dans l’hémisphère occidental. C’est-à-dire que nous pourrons peut être couper nos importations en provenance du golfe Persique, mais nous continuerons à importer du pétrole et du gaz du Mexique, du Canada, du Venezuela ou de la Colombie. »  Le seul intérêt du gaz de schiste pour les Américains est qu’il permet de remplacer leurs vieilles centrales électriques au charbon par des centrales à gaz, plus « propres » (quoique elles rejettent davantage de méthane, qui accélère le réchauffement climatique). Quant à la baisse bien réelle de la consommation pétrolière américaine (10 % de moins aujourd’hui qu’en 2008), elle provient des changements dans le parc automobile (véhicules moins gourmands), et de leur moindre utilisation du fait de l’augmentation du prix de l’essence.

Comme à chaque fois que les États-Unis s’emballent pour une nouvelle technologie, surtout dans le domaine de l’énergie (il y a dix ans c’était les piles à hydrogène et les carburants à base d’éthanol), des promesses mirifiques sont faites, qui tiennent rarement la route. En plus de parvenir à l’indépendance énergétique, l’exploitation des gaz de schiste devait créer des millions d’emplois et faire baisser le coût de l’électricité. Il n’en a rien été. L’électricité a augmenté de 0,3 cent par Kwh depuis 2008, et les jobs associés à cette source d’énergie se comptent sur les doigts d’une main, ou presque.

« La plupart des emplois liés aux forages ont profité à des gens extérieurs à la région », explique Frank Smith, du Western Colorado Congress. « Car ce sont des jobs relativement qualifiés et ceux qui les détiennent sont habitués à se balader d’un bout à l’autre du pays en fonction des activités de forages, comme dans l’industrie pétrolière. Tout ce qu’on a récupéré dans le coin sont des boulots de camionneurs ou de construction. » Et une fois que les puits sont creusés, leur entretien ne nécessite plus grand-monde.

Dans la course à la Maison Blanche qui oppose Barack Obama à Mitt Romney, les deux candidats se distinguent à la marge sur ces questions de l’exploitation des ressources naturelles intérieures. Tous deux sont favorables à davantage de forages et de production domestique. Mais quand Obama parle aussi de multiplier les énergies renouvelables (ce qu’il a fait durant son mandat, doublant la production d’électricité éolienne et septuplant la solaire), Romney considère les investissements dans ce domaine comme de l’argent jeté par les fenêtres. En 2008, le cri de ralliement des républicains était « Drill, baby, drill ! » (« Fore, bébé, fore ! »), et leur position n’a pas vraiment changé depuis.

En revenant à notre point de départ à Battlement Mesa, Bob Harrington explique qu’il se sent un peu las devant les batailles à mener afin de détourner les forages de ce qu’il pensait être son havre de tranquillité. « Il n’y a pas grand-chose qui aille en notre faveur : ni la législation sur les droits miniers du sous-sol, ni l’attitude des politiciens, ni la vénalité de beaucoup de gens qui sont prêts à accepter un puits dans leur jardin en échange de quelques milliers de dollars, même s’ils n’en mesurent pas les conséquences. »

Comme dans toutes les « ruées », et dans une économie déprimée, les promesses de richesses futures prennent le pas sur les réalités du jour. Ou, comme le dit Frank Smith : « L’industrie du gaz de schiste me fait penser à l’industrie du tabac dans la seconde moitié du XXe siècle : elles ont les mêmes passe-droits législatifs et fiscaux, elles refusent toutes les études sur la santé et les risques, elles participent à la corruption politique. Mais au lieu d’un marketing basé sur un style de vie “cool” en fumant des cigarettes, les entreprises gazières promettent des emplois. C’est tout aussi faux, mais dans l’attente de réglementations plus sévères, elles prospèrent au détriment du bien-être des gens. »

http://www.mediapart.fr/article/offert/45832ef47f6ac5d7fe33d78f18913f71


 

merci à Julien Renault pour le cadeau ! et à Ioulianos Kazantzaki aussi !

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